24 Sep

Deux têtes, un seul coeur

arbre_drmaison

C’est une famille classique : lui, commercial dans la grande distribution, elle, fonctionnaire. Deux enfants : 14 et 16 ans. Petit pavillon de banlieue, un rythme minuté, identique chaque semaine. Un week-end en famille : bricolage pour papa, sport pour les enfants, lecture pour la maman. Ils ont l’air heureux sans avoir besoin de sortir.

Je suis leur médecin depuis la naissance du premier. Je participe à l’évolution de cette famille « modèle » en soignant les petits bobos et les pathologies classiques.

Jean est l’homme emphatique, toujours stressé, toujours bien habillé, la cravate et le costume bleu marine, en uniforme. Elise, c’est l’épouse, la maman parfaite. Elle partage son temps entre le bureau et les taches ménagères. C’est l’abnégation au service des autres. Autant j’ai donné quelques fois des petits hypnotiques à Jean pour son sommeil autant je n’ai jamais eu besoin d’aider Elise. Elle est trop fatiguée le soir, elle s’effondre sur le canapé une fois les enfants couchés.

Il faut dire que Jean part le lundi midi sur toutes les routes de France (17 départements) et ne rentre que le vendredi soir.

Un jour, Elise vient me voir car elle est soucieuse pour son fils aîné qui réclame son papa.

« Il n’est là que le week-end et encore il passe son temps devant les matchs de rugby ! » (je ne suis donc pas tout seul, ouf !)

Je reçois quelques jours après le fiston. L’enfant sympa avec de l’acné juvénile : il veut une crème pour ne pas être appelé « calculette » à cause des boutons sur son visage.

J’en profite pour lui parler de sa famille et bien sûr de son papa. En fait, c’est le mythe, mon père ce héros ! Il lui pardonne les samedis, allongé sur le canapé devant la télé et se réjouit de la victoire de Toulouse sur Clermont -Ferrand (normal). Il a une admiration sans faille pour celui qui arpente la France entière pour vendre des biscuits d’apéritif. Il aime son charisme, sa générosité et lui reproche juste son absence qu’il sait involontaire.

Il est plus dur avec sa maman qui joue le mauvais rôle.

« Elle ne cesse de me crier dessus… fais ta chambre, arrête de toucher les boutons, va travailler au lieu de de jouer à la console. »

La petite sœur est une jeune ado avec bagues dentaires et sac Hello Kitty. Pour elle, la vie est un long fleuve tranquille.

Un jour, je reçois un coup de téléphone d’un jeune qui veut venir me voir très vite. Je lui demande son nom et il hésite, bafouille et me dit :

« On dira que je m’appelle X….. »

Me précisant qu’il n’habite pas à Bordeaux et qu’il ne peut venir que le week-end, je lui donne rendez-vous le samedi suivant.

C’est le dernier rendez-vous, il est midi. Je vois arriver un jeune à l’accent très Sud-Ouest, très chantant qui sent bon le rugby et la saucisse.

« Voilà, je veux vous parler mais je vous demande de ne jamais le dire à personne.

– D’accord, qu’il y a t’il de si grave ?

– Soignez-vous monsieur Dupuy ?

– Pourquoi? et quel prénom ? Tu sais des Dupuy il y en a beaucoup à Bordeaux.

– Jean Dupuy, marchand de cacahuètes.. »

A son ton et son humour d’arachide, je sens bien qu’il y a une grosse colère en lui.

« Tu as quel âge ?

– 14 ans depuis hier.

– Pourquoi me demandes- tu cela?

– Parce que c’est mon père !!! »

Dois-je lui avouer que je le connais, qu’il a déjà deux enfants dont un du même âge ? Dois-je me retrancher derrière le secret médical ?  Au vu de mon trouble, il rajoute :

« Je sais que vous êtes son médecin, j’ai vu vos ordonnances dans sa poche. » (et il me les présente)

Je suis désemparé et lui pose des questions un peu bâtardes vu le contexte .

« Tu le vois souvent (prouvant en disant ça que j’admets connaître son papa ou, tout au moins, monsieur Jean Dupuy)

– Oui, toute la semaine. Il arrive le lundi à 14 heures, travaille beaucoup mais dort tous les soirs à la maison.

– Il connaît ta maman depuis longtemps ?

– Bien sûr, depuis 17 ans au moins (la rencontre avec Elise date de 19 ans ! )

En fait cet ado courageux vient de comprendre que son papa a sûrement une double vie mais ne semble pas en connaître tout le contenu. Cela veut dire aussi que notre Jean d’arachide a rencontré dans une autre ville deux ans plus tard une autre femme que la sienne et a construit un autre foyer.

Devant tant de doutes, je me permets de poser des questions beaucoup plus précises.

« Connais-tu sa vie à Bordeaux ? Sais-tu s’il est avec une femme ?

– Je me doute qu’il vit avec quelqu’un car, son excuse d’être dirigeant de rugby toute l’année et partir en tournée l’été pendant 3 semaines, il n’y a que maman pour le croire. Sinon je ne sais pas où il est le week-end sauf qu’il vient vous voir comme médecin référent…

– Tu as des frères et sœurs ?

– Une ! »

C’est incroyable, ce Jean a une double vie complète : deux foyers, deux femmes trompées, deux fois deux enfants ! Que faire pour ce jeune ado complètement perdu qui vient me demander mon aide ? Dois-je parler au papa? Je me pose des millions de questions et lui n’attend qu’une réponse, que je lui dise qu’il n’a pas tort.

J’ai pris son numéro de téléphone et j’ai promis de me renseigner Je lui demande aussi s’il veut que je parle à son papa?

« Faites comme vous voulez, mon père c’est mon dieu. J’ai peur de le perdre. En disant cela, il emploie les même mots que son frère jumeau inconnu ! Cette situation est folle, deux familles réunies par un homme génial sûrement, menteur certainement!

Un jour, Jean vient me voir, abattu. Il vient de se faire licencier pour faute grave. N’arrivant pas à subvenir à la gestion de ses deux familles, il a triché sur des factures.

« Ce n’est pas pour le licenciement que je vais mal, Doc, c’est pour ce qui va suivre. »

Il se met à me raconter toute son histoire, un amour fou pour Elise, ses deux enfants puis la tentation, en étant jamais chez lui la semaine, une maîtresse qui se transforme en amour. Il n’arrive pas rompre, il aime éperdument les deux femmes. Un jour, elle lui annonce qu’elle est enceinte, il ne veut pas la priver d’une maternité, il cède, repousse tous les jours l’annonce et se retrouve dans un « confort familial » à deux têtes.

Aujourd’hui, il ne peut plus mentir à tout le monde. Il paraît si sincère que je n’ose lui dire quoi que ce soit.

Simplement, je pense à ce livre d’Emmanuel Carrère, « l’Adversaire » et j’ai peur.

Je n’arrive pas trouver les mots, moi si bavard.

C’est lui qui va traduire ma pensée. « J’ai deux solutions : soit je me flingue, soit je dis tout ! »

Il a tout dit à tous, à ses quatre enfants, à ses deux femmes, à ses deux belles familles.

Il a retrouvé du travail et la vie continue ….