19 Sep

Belle comme un enfant

drmaison_fauteuil

Bon, je sais cela fait ringard, j’adore Dalida, j’ai même pleuré quand elle est morte!

Elle venait d’avoir 18 ans. Elle était belle comme un enfant

Manon c’est synonyme de réussite, elle a le bac, elle est jolie comme un coeur, elle a des amis partout et, ce soir, elle va fêter son anniversaire. Son petit copain a son permis depuis 8 jours.

La soirée s’est bien déroulée, pas d’excès, ni alcool ni drogue, juste rire et s’amuser. Il gare la voiture, Manon est assise derrière, elle s’est endormie.

Il n’a pas tous les automatismes et recule trop vite et emboutit la voiture de derrière. Manon, en plein sommeil, est relâchée et son cou fait un aller-retour comme une poupée de chiffon. Elle se réveille, elle a mal.

Ses amis essaient de la sortir de la voiture mais elle ne les aide pas. Elle ne sent plus rien, elle veut bouger son bras, elle ne peut le soulever et ses jambes sont inertes. Elle ne bouge plus rien ! C’est un mauvais rêve, ce n’est pas possible, elle va se réveiller, elle va courir.

Non, rien ne bouge, elle ne ressent plus rien. Elle est tétraplégique !

Elle arrive à l’hôpital, l’examen clinique suffit pour établir le diagnostic:rupture complète de la moelle épinière ! Le scanner confirme : atteinte de la moelle C5-C6.

Je vais voir Manon le lendemain aux Urgences. Elle me regarde arriver, me sourit et ne se doute pas que c’est le premier jour du reste de sa vie sans pouvoir bouger. J’essaie de lui faire bouger la main, je la tiens dans la mienne mais rien ne se passe, aucune force, aucun soubresaut ! Elle est flasque de la tête aux pieds. C’est le jour où sa vie bascule et pourtant déjà elle n’est qu’espoir et détermination.

Chaque minute qui passe elle regarde se doigts, ses jambes, espère voir un petit frémissement, un petit muscle qui bougerait mais toujours rien. Elle ne se rend pas compte que c’est définitif. Je crois vraiment qu’il existe une grâce providentielle où les malades inconsciemment, au début de leur maladie, refusent leur sort. Elle me dit même en regardant son voisin de box :

« Le pauvre, il ne pourra plus jamais marcher, tu te rends compte, il a peine 30 ans! »

Mes mots sont vides, je parle mais ne dis que des banalités, lui parle des études, de son frère, de la pluie, du beau temps.

Elle ne me pose jamais la question sur son devenir. Chaque jour, chaque heure, chaque seconde c’est un combat mais en douceur. C’est comme si sa vie était filmée au ralenti. Elle est dépendante à 100 pour 100 mais elle est fataliste. Aujourd’hui elle quitte le box de réanimation et passe en chambre à quatre lits. C’est pour elle une victoire, elle est avec 3 autres malades accidentées comme elle mais aucune n’est paralysée. Elles sont victimes de fractures, de plaies mais elles bougent, elles crient. Manon, elle, ne se plaint pas mais elle ne bouge rien!

Je peux écrire des pages et des pages sur ce calvaire mais je ne peux pas, je veux être comme Manon un éternel optimiste, prendre une leçon de vie chaque jour.

Manon ne pleure jamais, elle sourit. On dirait que la paralysie de tous ses muscles augmentent la force de ses zygomatiques !!

Elle est très vite dans un centre de rééducation, elle a plein d’humour. Un jour je prends de ses nouvelles, elle me dit depuis son fauteuil:

« T’inquiète pas doc, ça roule!

– Tu as le moral? »

En éclatant de rire, elle me regarde me répond :

« Tu dis ça pour me faire marcher? »

Je suis mal à l’aise devant tant de dérision mais je suis tellement bien quand je suis avec elle. Mon genou (laissé en rade sur le terrain de rugby de Saint Sever) me fait souvent mal et parfois je boite. En me voyant grimacer, elle me demande :

« Tu as mal?

– Mais non, je suis vieux.

– Tu sais, j’aimerais avoir mal moi, je n’ai jamais mal, je ne ressens rien.

Manon rentre à la maison ce mois d’ avril 1991. Sa maman, pendant ses longs mois à l’hôpital, a transformé la maison: tout de plein pied, une salle de soin, un lit adapté et …Orphie !

Orphie c’est un golden retriever couleur sable. Manon, en arrivant, me dit :

« Tu as vu doc, je te présente mes bras, mes jambes. Orphie  est dressée pour les remplacer. Regarde : Orphie, télécommande ! »

Notre labrador velu se précipite et la lui ramène. Manon est comme une enfant, heureuse, souriante, belle.

Pendant de long mois, la nouvelle vie de Manon s’est construite peu à peu, la maman, le frère sont là autour d’elle.

Manon me fait venir un soir.

Sa maman à voix feutrée :

« Elle veut te voir, je ne sais pas pourquoi, tu me diras. »

Quand je rentre dans la chambre, Orphie est chargée de repousser la porte sur les intonations de Manon.

– Ecoute doc, tu sais la tétraplégie, c’est la maladie qui ne permet même pas se suicider. Alors je vais vivre, vivre à fond. Pour ça, j’ai besoin de toi.

– Tu vas me trouver des amis, des jeunes de mon âge et ils vont venir travailler chez moi. Je vais sortir en ville, je vais aller dans les grandes surfaces. Je veux manger au resto, même au domac.

– domac? c’est quoi?

– T’es vieux doc, domac c’est le Mac do!!

– Je veux aller en boite, je veux être sur la piste, je veux faire tourner le fauteuil, je veux me faire draguer, je veux fumer, je veux, je veux vivre comme tout le monde !

J’ai trouvé des jeunes étudiants qui, à tour de rôle, sont venus vingt quatre heures sur vingt quatre. Manon a repris ses études, a passé son permis !!  Elle conduit un van style hippies des années 70. Elle a sauté en parachute, et un jour… un des petits jeunes qui venait travailler pour lui donner de la vie est resté plus souvent.

Manon m’ a appelé et m’a dit :

– Bravo mon doc pour ton casting. Je suis amoureuse et encore mieux Louis aussi !!!

Elle venait d’avoir dix huit ans….