21 Mar

Rencontre avec Eric Borg, scénariste de Sidi Bouzid kids aux éditions KSTR

Connu dans le milieu du Neuvième art pour avoir lancé le magazine Zoo aujourd’hui diffusé gratuitement dans une grande enseigne culturelle, Eric Borg vient de publier avec Alex Talamba au dessin un récit sur la Révolution tunisienne qui, comme beaucoup d’entre-nous, l’a profondément marqué. D’autant que, comme nous le découvrirons dans cette interview, la vie d’Eric Borg est intimement liée à ce pays. Rencontre…

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Quand et comment vous est venue l’idée de ce livre ?

Eric Borg. Je suis né et ai vécu mes dix premières années en Tunisie, je suis donc naturellement interpellé par ce qui s’y passe. J’étais concerné depuis longtemps par l’absence de réelle démocratie et par les abus policiers en Tunisie (et ce même avant Ben Ali, sous Bourguiba) et aussi par la corruption gigantesque qu’y faisait régner le clan Trabelsi, famille de l’épouse de Ben Ali. J’ai donc suivi de très près les événements qui ont suivi le 17 décembre 2010, jour de l’immolation de Bouazizi à Sidi Bouzid (dont ma compagne est native), cette petite ville oubliée du centre de la Tunisie qui passera à la postérité comme le berceau du printemps arabe. J’ai commencé à conserver les photos et toutes les petites vidéos postées sur le Net, filmées avec des téléphones portables, montrant les premières manifestations à Sidi Bouzid, puis à Kasserine, les exactions policières, les snipers… J’avais sans doute dans l’idée un projet à partir de ça, mais c’était très vague : documentaire, film de fiction, BD… ? La question ne se posait pas vraiment. J’archivais de toute façon, pour constituer un corpus de témoignages, craignant que ces vidéos ne soient rapidement censurées par le pouvoir et disparaissent à jamais. Ma décision d’en faire une BD s’est concrétisée avec la découverte du dessin d’Alex Talamba, dans une compilation de jeunes auteurs roumains proposée à Angoulême en 2011. Un coup de crayon extraordinaire, suffisamment réaliste tout en étant très dynamique et très expressif, le style parfait pour traduire ce récit en images.

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Est-ce qu’un an suffit selon vous pour avoir assez de recul par rapport aux faits et proposer un récit globalement objectif ? D’ailleurs était-ce vraiment le but pour vous de proposer un récit objectif ?

E.B. 9 mois même… effectivement c’est un exercice délicat. Le recul sur la situation de dictature et sur la nature policière et corrompue du régime était suffisant. Pour les événements de décembre et janvier, je me suis énormément documenté pour approcher le plus possible la vérité des faits. J’ai écrit fin janvier 2011 une première version de l’histoire, que j’ai affinée dans les semaines et les mois qui ont suivi, améliorant la narration et corrigeant certaines parties à la lumière de nouvelles révélations journalistiques ou judiciaires. Dans cette période très passionnelle, les rumeurs vont vite et se contredisent sans cesse, il faut donc croiser le maximum de sources pour arriver à y voir plus clair… Mais je n’utiliserai pas le mot « objectif », tout récit, même basé sur l’histoire ou le reportage, porte un regard forcément subjectif, cela passe par le prisme de nos sensibilités et de nos opinions. En outre, mon récit est une fiction (Foued, Lotfi, Anissa et Ali sont inventés et n’ont donc jamais connu Mohamed Bouazizi), mon souci était de veiller à ce que tout soit « vraisemblable » et sincère… La fiction laisse une grande liberté théorique, mais il faut savoir l’utiliser, il y a tout le temps des choix à faire, par exemple dans le cas de la fameuse gifle de la policière qui aurait été la cause de l’immolation de Bouazizi. Malgré la disculpation de la policière de cette accusation par la justice, j’ai choisi de conserver cette version car je la trouvais à la fois représentative de la réalité policière et, de manière plus sous-jacente, symptomatique de ce qui allait se passer après la révolution, avec l’islamisme et sa vision de la femme qui trouveront un écho très favorables dans la société tunisienne… J’ai d’ailleurs souhaité dévoiler en partie l’utilisation de mes sources documentaires dans une postface de l’album.

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Vous reconnaissez avoir joué avec la réalité notamment dans les passages mettant en scène le clan Ben Ali. Pouvez-vous nous expliquer ce parti pris ?

E.B. Plus le pouvoir est autoritaire et dictatorial, plus il se cache. Il est nécessaire de le démasquer, de le remettre à sa place, d’opposer la satire à la propagande. C’est ce que font les caricaturistes, en Tunisie le cyber-dessinateur Z a brillamment œuvré en ce sens depuis des années, avec un sens de la provocation assez unique. Mais ma démarche n’était pas tout à fait la même : l’idée était de montrer ce couple de tyrans dans la débâcle de façon naturaliste, en gardant une certaine mesure, avec ce souci de la vraisemblance qui a toujours été le mien : frapper « juste », plutôt que frapper fort. En ce qui concerne la drogue, par exemple, deux kilos de stupéfiants ont bien été retrouvés au Palais de Ben Ali. L’imagination a simplement aidé une documentation forcément assez limitée…

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Découvrez la chronique de l’album ici-même

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Avez-vous des retours de Tunisiens ayant lu votre ouvrage ? Et quelles sont leurs réactions ?

E.B. J’ai eu encore peu de réactions des Tunisiens, le livre vient de paraître en France à l’heure où je vous écris. Mais en tous cas, le projet a éveillé leur intérêt, d’autant plus que la bande dessinée est un moyen d’expression encore peu développé en Tunisie et dans le monde arabe en général.

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Qu’avez-vous ressenti au moment de la révolution tunisienne ? Comment avez-vous vécu l’événement ?

E.B. Passionnément… J’ai suivi les événements 24h sur 24, sur Facebook relayé par les chaînes satellitaires comme Al Jazeera mais aussi sur la télé nationale tunisienne (TV7) avec les discours de Ben Ali et sa propagande éhontée relayée par des journalistes aux ordres. Peu à peu la révolte s’amplifiait et le régime découvrait de plus en plus son vrai visage, celui que ne voulaient pas voir les politiciens français, de Frédéric Mitterrand à Michelle Alliot-Marie, celui d’une dictature barbare. Le 14 janvier a été une journée incroyable. Voir cette foule de Tunisiens, hommes, femmes, enfants, vieillards, avocats en robes… rassemblés devant le ministère de l’Intérieur à crier à Ben Ali «  Dégage ! », était complètement surréaliste et très émouvant. Il faut savoir qu’habituellement, il était interdit de marcher sur le trottoir devant le bâtiment du ministère avenue Bourguiba, il fallait traverser pour passer sur le trottoir d’en face ! La fuite de Ben Ali le 14 janvier était digne des scénarios les plus fous, comme la cerise sur un « gâteau » déjà grandiose !

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Comment jugez-vous l’évolution du pays aujourd’hui ?

E.B. Je suis déçu… comme beaucoup de Tunisiens, mais sans doute pas la majorité puisque cette majorité a voté pour les islamistes. Pour l’instant, dans le monde arabe, que ce soit en Tunisie, en Egypte, en Lybie… la seule alternative à la dictature policière ou militaire semble être pour l’instant la religion… C’est évidemment néfaste pour la modernité, la liberté, les droits de l’homme et surtout de la femme… qui étaient (et sont encore, mais pour combien de temps) bien plus avancés en Tunisie que dans les autres pays arabes.

Mais si le processus démocratique est respecté, la situation actuelle est néanmoins un progrès par rapport à la situation antérieure, car le combat des idées est aujourd’hui possible. Même s’il est inégal. Ennahda et le courant islamiste bénéficient d’un évident soutien des émirats arabes comme le Qatar, et déjà depuis de nombreuses années, par l’intermédiaire des chaînes satellitaires islamiques. Le Qatar est même soupçonné de financer directement le parti au pouvoir en Tunisie.

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Quel est pour vous le premier rôle de la bande dessinée ? Le divertissement ? L’information ?

E.B. Bénéficiant d’une force expressive et émotive comparable à celle du cinéma (ce qui explique son succès auprès de la jeunesse), le récit de bande dessinée peut bien sûr avoir aussi un rôle pédagogique, notamment sur cette jeunesse. Avec un avantage énorme sur le cinéma: la BD peut se faire avec des moyens financiers bien moindres et donc une indépendance et une liberté plus grandes.

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Quel regard portez-vous sur la production actuelle et notamment sur la bande dessinée reportage ?
E.B. J’avais justement lu le court reportage BD de Chapatte sur la révolution tunisienne, que j’avais trouvé excellent. Mais je ne lis malheureusement plus beaucoup de BD depuis que j’en fais…

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Quel a été votre premier coup de cœur BD et quelle a été son influence sur votre parcours professionnel, sur votre travail de scénariste, sur cet album ?

E.B. J’ai été un très gros consommateur de BD dans mon enfance et mon adolescence. Je lisais tous genres de récits, tout me passionnait.

Si je devais un peu artificiellement n’en citer que quelques uns : des classiques comme Tintin, Corto Maltese, mais aussi des « séries B » comme Zembla et Bibi Fricotin… Toute la production de super héros Marvel avec le magazine Strange. Puis bien sûr la « nouvelle BD » initiée par le magazine Pilote que je vénérais et poursuivie par les revues Métal Hurlant, l’écho des savanes, A Suivre : Moebius, Mandryka, Serge Clerc, Ted Benoit, Manara, Tardi… Mais j’oublie sans doute les plus importants ! Plus récemment ce sont les mangas en général qui m’ont le plus impressionné, avec ses deux figures tutellaires Tezuka et Taniguchi en particulier.

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Vos projets ?

E.B. En mai prochain paraîtra le tome 2 de « Rocher Rouge », une série d’aventure-horreur, avec cette fois-ci Renart au dessin (après Michaël Sanlaville). En août 2012, « Crematorium », un thriller psychologique très sombre et émouvant, je l’espère, dessiné par Pierre-Henry Gomont.

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Interview réalisée par mail le 19 mars 2012 – Eric Guillaud

Illustrations extraites de Sidi Bouzid kids – Alex Talamba & Eric Borg